Marcel Alocco a exprimé dans toute son œuvre écrite la difficulté de « s’approprier la parole et l’écriture » de sa langue quand il était enfant. Si, de son propre aveu, il a vécu sa vie comme un « JeuRoman », dans lequel « le bilboquet des mots, les poupées russes des phrases » s’emboîtent – ou pas, pour former un « tissu de vérités mensonges », nul ne contestera qu’il a fait œuvre de bâtisseur, éprouvé ainsi la « jouissance de l’architecte », et montré une grande maîtrise tant dans l’assemblage des « mots briques », que celui des fragments apparents de son autobiographie, semblables aux fragments de tissus qu’il n’a cessé de recomposer dans son travail de plasticien.
La lecture du dernier tome publié par Les Cahiers Enseigne des Oudin en 2022 – Marcel Alocco, « Héritage obligé » (dans lequelAlocco entreprend de retracer son histoire familiale afin de la transmettre à ses petits-enfants), & « JeuRoman », textes de 2001 et 2016 restés inédits –, confirme son obsessionnelle recherche de l’expression juste, et d’une réponse à la question que se pose tout écrivain : qu’est-ce qu’écrire ? Pour qui, pour quoi écrit-on ? Si « JeuRoman » se veut une « Leçon d’écriture » (c’est le titre du chapitre 12), toujours pourvue de cette distance caractéristique de l’auteur par rapport à son matériau (on y retrouve par exemple l’idée lumineuse de résumé des chapitres … suivants, ainsi que de nombreuses réflexions destinées à brouiller les pistes du lecteur et à le pousser à s’interroger toujours plus, et enfin quelques beaux néologismes…), c’est à « Héritage obligé » que j’ai été le plus sensible. Et cela à plusieurs titres. Non pas parce que le récit, entrecoupé d’extraits d’œuvres antérieures (notamment « …d’un âge sans mémoire » (2007), extra-ordinaire évocation de la naissance, moment zéro de l’existence, dont « Héritage obligé » pourrait se lire comme « la fin de ce texte-île »), toujours parcouru par le douloureux leitmotiv de l’absence, est cette fois, en partie du moins, plus traditionnel. Notons qu’Alocco a tout même sacrifié à la tradition de « se regarder penser », comme il dit, sur une bonne vingtaine de pages. Non pas parce que l’écriture y est plus lisse que d’accoutumée, mais parce qu’elle capte avec bonheur des moments d’infinie tendresse qui font de ce tissage familial, « morceaux disparates … constitués d’impressions, d’années et de siècles d’usages », un ensemble vraiment touchant. Marcel Alocco se livre peut-être malgré lui, « titubant dans chaque mot … ne sachant où placer la virgule », avouant ses carences ses faiblesses, sa timidité maladive, ses égarements d’adolescent, et plus tard ses questionnements d’homme. Il s’efforce non sans douleur de trier « les décombres d’un passé effacé », le chaos de notre héritage : « nous sommes maintenant plusieurs mélangés en désordre à habiter le vieux bonhomme ».
Ce travail trouve en moi une résonance surprenante, factuelle d’abord (le grand-père fuyant le fascisme, combattant à Salonique, les familles nombreuses, une grand-tante américaine, et peut-être même une parenté au travers des Giugale !…), mais aussi en raison de la prise de conscience essentielle et primordiale de notre héritage obligatoire, obligé, partagé d’hommes et de femmes. Et puis il y a la dimension poétique de ses phrases qui vous happe au-delà des commentaires de bon sens ou de « l’enfer » de la réalité, et qui tout d’un coup entraîne notre regard, avec celui d’Alocco, « hors des murs sombres des cavernes quotidiennes … jusqu’à la confusion lointaine de la mer et du ciel ». Un passage éblouissant de fraîcheur, évoquant un soir d’été, ciselé par un orfèvre du vocabulaire, justifie à lui seul ma précédente remarque : « c’était comme chaque soir, lorsque le soleil s’enfouit derrière les collines, l’instant où brutalement l’entêtant concert des cigales s’interrompt. S’installe alors un silence craquelé de minuscules brisures des brindilles séchées et d’écorces dilatées. Brisant nos rêveries séparées, je ne sais plus avec quels mots, grand-père dit que, peut-être il ne le montrait pas, mais il m’aimait ».
« Toutes les rencontres comptent », celle qui m’a permis de croiser la route de Marcel Alocco comptera parmi les plus significatives, privilège d’un dialogue fructueux et profond entre individus ni de même sexe, ni de même parcours, ni de même âge, et pourtant bien réel, preuve s’il en était besoin qu’il est possible et plus que jamais nécessaire de « restituer une mémoire devenue translucide, de lui donner corps et d’en situer l’existence et les regards dans les mouvements plus vastes d’une histoire qui la triture », histoire que d’aucuns aujourd’hui voudraient nous contraindre à effacer…
Martine MONACELLI
Marcel Alocco, « Héritage obligé… » (2016) « JeuRoman » (2001)
Editions (2022) « Cahiers Enseigne des Oudin, Fonds de dotation » Paris.
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